Cimetière
Montmartre - 20, avenue Rachel
La
rue Caulaincourt qui monte vers les hauteurs du dix-huitième
le surplombe et le traverse de part en part. De là, les piétons
peuvent songer à la vacuité de la vie en admirant la vue panoramique
sur les tombes. L’entrée principale du cimetière Montmartre
se trouve au fond d’une petite avenue sans issue. Ici, se
trouvaient d’anciennes carrières de plâtre, dans lesquelles,
pendant la Révolution on jeta les corps des victimes en vrac.
Fermé en 1806, il fut rouvert en 1825 sous le nom de cimetière
du Nord ou de Montmartre. Alphonsine Plessis, « La Dame
aux Camélias » y repose, plus proches de nous, Michel
Berger, Dalida, François Truffaut, Sacha Guitry sont voisins
posthumes. Dans la liste des « sépultures parmi les plus
demandées », on ne trouve pas celle de l’écrivain Jacques
Rigaut, lui qui pourtant un jour avait écrit : «
Je serai un grand mort. » Toute grandeur est subjective,
surtout pour quelqu’un qui portait la mort à la boutonnière
jusqu’à créer « L’agence générale du suicide »,
une société reconnue d’utilité publique au capital de 5 000
000 francs, qui offrait aux indigents le suicide à 5 fr. par
pendaison. L’administrateur principal de l’AGS, Rigaut lui-même,
mit fin à ses jours à l’âge de trente ans le 6 novembre 1929
en se tirant une balle dans le cœur. Ses amis dadaïstes avaient
été prévenus : « Vous êtes tous des poètes et moi
je suis du côté de la mort. »
Le
gardien du cimetière cherche à la lettre R parmi des petites
fiches jaunies sur lesquelles on a griffonné au Bic quelques
informations sur le défunt. Fichier des seconds rôles, des
moins connus ? « Ah, vous avez de la chance !
C’est moi qui l’ai remplie celle-là. Quelqu’un est déjà venu
me demander l’emplacement, j’ai fait la fiche à cette occasion. »
Quelqu’un, quelqu’une m’a précédé et m’a évité de laborieuses
démarches de réhabilitation administrative auprès du conservateur.
« Comptez 17 tombes à partir de l’angle avenue Saint-Charles
et Chemin Billaud. » Je me retrouve à compter de 1 à
17. Raté ! Il m’a fallu m’y prendre par deux fois. Revenir
sur mes pas et recompter, lentement. Enfin, la voilà, marbre
noir maculé par les fientes des corbeaux qui croassent au-dessus
de ma tête. Petit pot de terre où tente de survivre une plante
assoiffée déposée par quelqu’un ou quelqu’une. Cela fait bien
longtemps qu’une main amicale ne s’est posée sur vous, monsieur
Rigaut. Vous qui avez « crispé » le cœur de tant
de femmes, aucune ne vient prendre soin de vous. Les ingrates !
Mais vous me répondez comme vous l’aviez noté un jour sur
un bout de papier : « C’est comme ça et je vous
emmerde. » Vous êtes l’homme qui toute son existence
a cherché à ne pas mourir. Pas de raisons de vivre, aucune
de mourir non plus. La vie ne vaut pas la peine qu’on la quitte,
avez-vous écrit. Mais ce matin du 6 novembre, après une nuit
blanche à Paris, vous êtes rentré à Châtenay-Malabry, avez
rangé votre collection de boîtes d’allumettes, pris le soin
de protéger les draps et vous vous êtes donné la peine de
mourir : « Le jour se lève, ça vous apprendra. »
"
Il y a des gens qui font de l’argent, d’autres de la neurasthénie,
d’autres des enfants. Il y a ceux qui font de l’esprit. Il
y a ceux qui font l’amour, ceux qui font pitié. Depuis le
temps que je cherche à faire quelque chose ! Il n’y a
rien à y faire : il n’y a rien à faire "
(Demande d’emploi Jacques Rigaut)
"
Il n’y a rien à faire. Vous pouvez compter sur moi. Je
m’en charge. " (J. Rigaut)
L’édition
intégrale des écrits de Jacques Rigaut a été publiée en un
seul volume chez Gallimard en 1970.
Jean-Luc
Bitton
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